Le téléphone des voisins

De mon enfance, j’ai gardé ce souvenir singulier : celui d’une époque où l’on prenait rendez-vous pour téléphoner. 

Lassés par les allées et venues incessantes, parfois en plein repas de famille, mes voisins avaient fini par abandonner le téléphone à cadran dans le couloir ou sur la véranda. Ce geste simple facilitait l’accès à ce précieux objet : l’unique moyen d’entendre la voix de ceux qui vivaient loin.

Les appels étaient programmés à la minute près, dans un temps où chacun ne possédait pas encore de montre. Pour éviter de tomber dans l’éternelle « heure mauritanienne », si élastique, il fallait arriver quelques minutes en avance. Les secrets des familles résonnaient entre les quatre murs de cette villa hospitalière, offerte aux confidences de tous. 

Beaucoup de maisons dont la notre etaient dotées d’un téléphone fixe sans toutefois concurrencer cette famille dans la générosité.

Avec les années, les membres de la maison, rompus à l’art d’être dérangés, en vinrent à jouer les standardistes. Ils retenaient, ou presque, les horaires et les habitudes des usagers du combiné. 

Pour organiser ce désordre bavard, les consignes se transmettaient aux enfants, devenus aiguilleurs de voix, gardiens d’un emploi du temps aussi flou qu’ordonné.

Quelle chance avions-nous eue, dans notre quartier, de disposer d’une cabine téléphonique gratuite, avant même que la communication ne devienne une marchandise. 

Quelques années plus tard, cette pratique s’étendit aux bureaux de la fonction publique, et parfois jusque dans les ministères, après les heures de travail — mais, en ces lieux-là, l’accès au téléphone se négociait souvent contre un billet discrètement glissé à un garde indulgent.

Aujourd’hui, chacun est absorbé par son téléphone portable, les yeux happés par l’écran, errant sans fin sur les océans du virtuel. Le temps s’efface, englouti par la navigation. La mémoire se remplit de bruits, d’images fugitives, de données sans âme. Et le monde alentour, tangible, vivant, s’éloigne. L’humain s’y perd, noyé dans un flot continu de connexions, seul au milieu de tous.

Sid' Ahmed Scheine